Entendre et comprendre

La situation politique que nous vivons actuellement pose de nombreux problèmes. Au-delà des solutions qui devront être trouvées, une question semble tout particulièrement préoccupante, décisive pour la suite des événements à moyen et long terme : celle du sort réservé aux électeurs du Rassemblement National.

 


 

Indépendamment de toute considération touchant aux contenus du projet et du discours du Rassemblement National, il semble en effet qu'une forme de maltraitance s'exerce à l'endroit de ses électrices et électeurs. Nous assistons à la mise à l'index, à l'exclusion du jeu, et par là-même à l'élimination de l'expression de celles et ceux qui ont déposé un bulletin dans l'urne pour les candidats de ce parti, pourtant souvent en désespoir de cause.

On peut comprendre que le risque de la formation d'un gouvernement par le Rassemblement National conduise au choix des stratégies déployées à l'occasion du second tour de l'élection législative. On peut comprendre que le risque de constitution d'un gouvernement désignant les étrangers comme des boucs émissaires conduise à tout mettre en œuvre pour protéger celles et ceux qui sont pointés dans le discours du Rassemblement National, et plus largement, pour défendre quelques principes généraux mis en danger. En organisant un "front républicain" pour le second tour des législatives, les acteurs en présence s'opposaient à l'accès au pouvoir du Rassemblement National : ils mettaient en œuvre, en quelque sorte, une procédure de sauvegarde d'urgence.

Mais la nécessité de s'opposer à l'accès au pouvoir des représentants du Rassemblement National ne peut justifier qu'on limite, qu'on néglige, qu'on écarte la parole de celles et ceux qui ont été élus par celles et ceux qui ne voyaient pas comment être entendus autrement.  La constitution à l’Assemblée Nationale d'un "cordon sanitaire" par les élus est d'une autre nature que celle d'un "front républicain" pour l'élection des députés. Il n'est en effet pas question, dans la composition des instances de l'assemblée, de désigner un exécutif, ni de modifier les rapports de force au sein de l'Assemblée, mais d'organiser l'expression et le dialogue au sein de la représentation nationale. La mise en place d'un cordon sanitaire conduisant à ignorer un tiers de l'assemblée dans la composition du bureau procède d'une mise à l'écart de la parole des représentants désignés par de nombreux électeurs pour tenter de dire ce qu'ils pensent ne pas pouvoir dire autrement.

Que nous pensions que les élus du Rassemblement National ne sont pas porteurs de la parole des électeurs qui les ont mandatés ne peut justifier cette mise à l'écart. Comment pouvons-nous imaginer que celles et ceux qui pensaient ne pas pouvoir être entendus autrement comprennent que nous ne les écartons pas, que nous ne les négligeons pas, que nous ne souhaitons pas ainsi les ignorer ?

Il est dangereux et contreproductif de combattre la mécanique de désignation de boucs émissaires à l'œuvre dans le discours du Rassemblement National par le seul mépris et par le rejet, en traitant à leur tour ses électrices et électeurs comme des boucs émissaires, en leur confisquant la parole. C'est par la compréhension, la reprise du dialogue, la proposition d'un chemin à parcourir avec chacune et chacun de celles et ceux dont nous pensons qu'ils sont abusés, qu'on peut, peut-être, imaginer une autre issue qu'une victoire prochaine du Rassemblement National.

Priver de parole ne peut que renforcer la rage et la colère de toutes celles et ceux qui ont déposé ces dernières semaines un bulletin pour les candidats du Rassemblement National parce que ce geste était à leurs yeux le seul qu'ils puissent faire pour dire ce qu'ils ont à dire, pour dire un peu de ce qu'ils vivent et ressentent.

Ces électeurs ne sont pas le problème ! Ils ont, avec ceux qui parviennent à le dire autrement et avec ceux qui se taisent en ne votant pas, un problème qui trouve là une expression que nous devons entendre, prendre en compte, comprendre. Et nous devons avancer avec eux, pas contre eux. Sans cheminer avec eux dans la réflexion, sans partir de la façon dont ils vivent les choses, nous n'avons aucune chance de les convaincre que les propositions du Rassemblement National ne peuvent et ne doivent pas être banalisées. Le choix du vote pour le Rassemblement National a des raisons diverses, mais il révèle souvent des préoccupations sérieuses, un sentiment de malaise nourri depuis longtemps, une souffrance installée qui n'est pas entendue.

Les propositions portées par le Rassemblement National, auxquelles ils se rallient par leur vote, ne sont évidemment pas les solutions aux problèmes qu'ils rencontrent. Mais les problèmes dont ces prétendues solutions se nourrissent sont eux bien réels, profonds et durables. Le sentiment de ne pas être entendu, d'être négligé, maltraité, isolé, de ne pas être reconnu, provoque une souffrance majeure qui ne doit pas être sous-estimée, ni dans son intensité ni dans ses conséquences. 

Je vous propose ci-dessous d'imaginer ce que pourrait dire aujourd'hui une électrice ou un électeur du Rassemblement National...
 


À celles et ceux qui tentent d'effacer celles et ceux pour qui j'ai voté…

Je n'en peux plus. Vous qui décidez, gouvernez sans jamais me voir ni m'entendre, je vous hais.

J'aurais sans doute préféré pouvoir vous aimer, mais il aurait fallu pour cela que vous m'aimiez un peu au moins, que vous m'entendiez, que vous tentiez de me comprendre plutôt que de me condamner toujours. Il aurait fallu que je puisse exister à vos yeux autrement que comme le problème.

Vous êtes celles et ceux qui me laissez espérer et compter sur ce que vous ne faites pas. Vous êtes celles et ceux qui promettez un monde que vous ne pouvez pas offrir, vous qui, depuis si longtemps, depuis trop longtemps, nous abandonnez toujours, promesse non tenue après promesse non tenue.

Vous, bonimenteurs, menteurs, avez-vous vu que je voulais exister à vos yeux, que je vivais, que j'espérais parfois, que je désespérais chaque fois, que je m'effondrais, que j'enrageais un peu plus à chacune de vos trahisons ?

Au travers de vos promesses non tenues tant de fois, je ressens le mépris que vous avez pour moi. À force d'essayer de vous croire sans jamais voir venir ce que vous aviez promis, je finis par avoir le sentiment de ne pas exister.

Vous promettez de mettre en œuvre le programme que vous avez concocté. Ce programme contient ce que vous avez déjà fait et qui m'a conduit là où j'en suis, ou ce à quoi vous avez déjà renoncé par le passé en invoquant "la contrainte de la réalité", ou ce que vous m'avez promis quand vous saviez que vous ne seriez pas en situation de peser vraiment sur les décisions, en me laissant croire que vous le seriez.

Vous avez utilisé mon espoir et ma confiance comme marchepied. En me marchant dessus. Par vos promesses et vos trahisons. Après m'avoir utilisé, vous m'avez ignoré, piétiné. Comme si vous me disiez que finalement j'étais "négligeable". J'ai fini par craindre de ne pas exister. Pour en avoir le cœur net, je crie, je hurle. Je veux voir si ce bulletin si redouté par tant d'entre vous me permet d'exister un peu.

Celles et ceux pour qui je vote disent un peu quelque chose de moi. Dans la dureté des mots qu'ils utilisent, dans la haine qu'ils expriment, dans la violence de leurs propos, ils disent quelque chose de moi. De ce que je vis, de ce qui m'habite et me ronge. Ceux pour qui je vote mentent peut-être, les solutions qu'ils avancent n'en sont peut-être pas, mais ils disent quelque chose de ma haine, de ma rage, de mes peurs, de ma désespérance…

Peut-être, ainsi, puis-je espérer exister un peu à vos yeux ?
 

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